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Smail Medjeber, un certain 5 juillet 1974...

Smail Medjeber : " Un certain 5 juillet 1974 "

C’est un vieux militant qui a l’esprit toujours jeune. Smail Medjeber est depuis un moment en France où il continue ses innombrables quêtes. Il nous raconte, ici, son histoire et ses projets

Youcef Zirem : Quelle a été la genèse de votre ouvrage sorti chez L’Harmattan à Paris ?

Smail Medjeber : La genèse de mon ouvrage remonte à la création de la revue Abc amazigh, en 1996. Une naissance difficile ayant pour origine une déception : au départ, je voulais fonder une maison d’éditions dont le but était de promouvoir la littérature d’expression amazighe mais aussi de faire rééditer tous les ouvrages anciens qui ont traité de l’histoire, de la culture et de la langue amazighes en général et ce, afin de les mettre à la distposition de la nouvelle génération, comme une source de connaissance et d’inspiration.

Pour ce faire, le beau et ambitieux projet en tête mais les poches - hélas ! - vides, j’ai sollicité l’association de quelques nantis. En vain… Déçu mais non découragé, à défaut d’une édition multiforme, pleine et entière, à défaut de capital donc, j’ai fondé les éditions “Tizrigin Yuba Wissine” (Editions Juba II) et créé, sans aide aucune, ce modeste bulletin de communication destiné à la promotion, à la connaissance de la langue, de la culture, de l’histoire, des traditions, de l’identité et des mouvements de luttes berbères. La création d’Amazigh bulletin de communication est également une revanche personnelle sur le pouvoir inique, dictatorial algérien de l’époque noire des années post-indépendance, lequel pouvoir, outre qu’il détenait le monopole absolu de l’édition, interdisait la reconnaissance et la promotion de la langue berbère. Ce qui nous obligeait, moi, Haroun, Cheradi et d’autres camarades de lutte, à publier clandestinement, à Alger, des bulletins tels : Ittij (Le soleil), Taftilt (La lampe)… L’un des monstrueux exemples de cette répression fut la mise sous scellés du Fichier de documentation berbère fondé, en Algérie, par feu le révérend père Jean-Marie Dallet, auteur de nombreuses recherches sur la langue et la culture berbère dont deux dictionnaires, pour le seul motif que les services de la répression militaire ont trouvé chez moi les publications de ce Fichier. Aussi loin que l’on remonte dans le temps, les Imazighen n’ont jamais su ou pu développer et promouvoir leur langue et leur culture. Près de trois mille ans de retard ! Prenons en charge par nous-même, pour nous-même et pour les générations futures cette langue et cette culture amazighes.

Des hommes et des femmes et récemment, des milliers d’enfants ont, chacun à sa manière, porté le lourd flambeau de la longue lutte pour la revendication, la réhabilitation, la renaissance et la promotion de la langue et culture amazighes. Leur noble sacrifice n’a pas de prix. Des auteurs, des créateurs de plus en plus nombreux émergent dans des disciplines artistiques et culturelles, chansons et cinéma… Malheureusement, leurs œuvres destinées à transmettre la parole amazighe restent inédites, faute de moyens. Le destin de tamazight est entre deux mains : celle qui maîtrise la plume et le verbe, et, l’autre qui sait compter les billets et signer des chèques. Mais fort malheureusement pour tamazight, ceux qui ont les idées n’ont pas d’argent et ceux qui ont l’argent n’ont pas d’idées, comme le dit si bien le proverbe : "Tella tassa, ulach tasga ; tella tasga, ulach tassa." Autrement dit : "il y a ( ceux qui ont) les moyens, mais (n’ont) pas le cœur ; il y a (ceux qui ont) le cœur, mais ( n’ont) pas les moyens". C’est ainsi qu’est né Abc amazigh : "Win yettruzun asalu, ikheddem aken yufa, matchi akken yebgha" (Celui qui veut réaliser un difficile projet, de briser un obstacle, fait comme il peut et non comme il veut). Mammeri l’avait ainsi bien dit. En fait, de la conception à la distribution en passant par l’impression, d’un numéro à l’autre, c’était la galère. La galère ? C’est peu dire ! Je ne trouve pas le terme exact. Imaginons un bateau, en pleine tempête, avec comme seul et unique équipage... un capitaine ? La Foundation for endangered languages a diffusé sur son site Internet, l’appel de détresse que j’ai lancé depuis Alger, en l’an 2000. Après bien des déboires, j’ai constaté qu’il n’y a pas de lectorat amazigh. Le lectorat potentiel est, il faut le reconnaître, exclusivement francophone. Cependant, ce lectorat ne maîtrise point la transcription usuelle amazighe. Malgré sa bonne volonté, il ne suit pas. (Les très rares exceptions confirment cette réalité.) Ce qui me place entre le marteau et l’enclume, entre mon désir de promouvoir l’écriture et la diffusion de notre langue et l’inexistence d’un lectorat régulier et suffisant. Les associations culturelles ou les militants – ou ceux qui se donnent ce titre – sont absorbés par les courants politiques ou les valses folkloriques, et, restent sourds au discours culturel, de cette même culture qu’ils prétendent défendre. Sans publication, il ne peut y avoir de langue ou de culture, au sens moderne du terme. Notre langue et notre culture souffrent précisément de désert éditorial. Une publication, c’est une réalité incontournable, ne peut survivre sans lecteurs ou sans subvention (aucune institution culturelle nationale ou internationale n’apporte son soutien à cette publication même par un abonnement symbolique).

Sa réédition chez L’Harmattan, en juillet 2005, est en fait la concrétisation d’un projet que je voulais réaliser en Algérie : rassembler les publications en série de douze numéros, remis, en récupérant tous les invendus. Je n’ai pas pu réaliser ce projet initial. Tenant toujours à mon projet, à défaut de le réaliser entièrement, j’ai décidé de faire au moins une sélection de quelques textes, en un seul ouvrage, dans l’espoir de les publier ainsi... L’Harmattan m’a ouvert ses portes et a accepté de porter ce projet mais en deux volumes, vu la quantité de textes. Le second volume paraîtra bientôt.

Quelle analyse faites-vous de la littérature amazighe ?

Si tout le monde - ou plutôt un millier de personnes, au moins - pouvait partager mon appréciation sur la littérature amazighe, je serais l’homme le plus heureux du monde ! Un certain 5 juillet 1974, lors d’un gala public à Draâ Ben Khedda, près de Tizi Ouzou, animé par le groupe musical Si Mohand Ou Mhend (appartenant à l’organisation secrète Organisation des forces berbères), en me voyant lire sur scène un poème, un enfant me posa cette question : "Est-ce que notre langue se lit et donc s’écrit ?" Cette dangereuse – à l’époque – question qui exigeait une réponse d’autant plus dangereuse qu’elle devait être exprimée en public, à travers un micro, et en face d’un commissariat de police, ce que j’avais assumé en mon âme et conscience, était justifiée par le fait de l’ignorance quasi totale de l’écriture de notre langue ancestrale jusque-là désignée comme étant seulement orale. Dans l’esprit scolaire, logique, de cet enfant, il n’y avait que les langues française et arabe, qu’on lui enseignait à l’école, qui s’écrivaient et qui se lisaient. Sa langue maternelle, elle, ne "pouvait ni s’écrire ni se lire".

Dès qu’il eut entendu ma réponse positive, il s’écria : Thamazight ! tamazight ! et provoqua une jubilation populaire. A présent, nous avons plusieurs auteurs en langue amazighe : romanciers, poètes, traducteurs, chercheurs...

Une véritable révolution littéraire est en train de se dérouler : timidement, silencieusement, discrètement, patiemment. Aux quatre coins de l’Amazighie. A l’image de Melle Nadia Benmouhoub (dont le portrait illustre la “Une” du n°29) d’ABC amazigh et récemment décédée) ou de Nadia Djaber, des jeunes gens et jeunes filles procèdent à la collecte et à l’écriture des contes, proverbes et autres traditions ancestrales.

Cette révolution qui fait passer notre langue du statut oral millénaire au statut scriptural moderne, prend l’allure d’un grand chantier littéraire populaire c’est-à-dire - hélas mille fois hélas ! - non institutionnel. Comme toute révolution populaire somme toute ! "Il était temps de happer les dernières voix avant que la mort ne les happe. Tant qu’encore s’entendait le verbe qui, depuis plus loin que Siphax et que Sophonisbe, résonnait sur la terre de mes pères, il fallait se hâter de le fixer quelque part où il put survivre, même de cette vie demi-morte d’un texte couché sur des feuillets morts d’un livre." Le message de Mammeri est un véritable cri d’alarme.

Aussi, conscients du danger qui guette notre langue et notre culture, à chaque fois que nous enterrons nos vieux, nous perdons, en chacun d’eux et chacune d’elles, une irremplaçable bibliothèque, cette nouvelle génération de jeunes grands-mères et jeunes grands-pères, dignes relèves de Taos Amrouche, Bensedira, Boulifa, Belaïd et autres Mammeri se met en devoir de transcrire fidèlement le verbe ancestral.

Lorsqu’on sait que notamment chaque conte, loin d’être une simple histoire à raconter aux enfants, véhicule un savoir, une mémoire orale, immuable, que le temps n’entame en rien, on mesure l’importance de la collecte et de la diffusion de ce patrimoine culturel.

Quelles sont les urgences pour cette langue ?

En termes d’urgences, il faut que les militants – les vrais- se transforments en ambulanciers de la langue amazighe. L’hospice actuel de la langue amazighe, ce sont des... librairies !

Je l’ai dit maintes fois et je le répète : nul besoin de décret pour entrer dans une librairie et acheter un libre écrit en langue amazighe. Mon défi pour éditer un livre chaque mois et pour un millier de lecteurs au moins, est la réponse - militante - que moi, je propose, en réponse au cri d’alarme - cité plus haut - lancé par mon ami et maître feu Mouloud Mammeri. Car la dernière phrase du message mammérien est claire et ne souffre d’aucune ambiguïté : notre langue et notre culture se doivent de passer de l’oral à l’écrit, c’est-à-dire aux livres, "avant que la mort ne les happe". Il y a donc péril en la demeure. M. Rezki Issiakhem, dans sa préface de l’œuvre de Saïd Iamrache, Tasga n tlam ou l’Obscurantisme en plein jour publiée après son décès, écrit :

“C’est par la lecture de romans comme celui-ci que se développera le goût de lire notre langue et que l’on rejettera l’aberration d’un fatalisme qui voudrait l’enfermer dans une oralité réductrice et décadente…” Et de refuser à croire “que les nombreux militants de la cause amazighe et les milliers de manifestants qui défilent lors du Printemps amazigh ne seraient pas analphabètes”. Raison évoquée par des maisons d’éditions qui ont refusé de publier cette œuvre posthume “considérant que la rentabilité d’une œuvre en tamazight ne pouvait en être assurée.” Aussi, acheter et lire des ouvrages de langue amazighe, c’est un autre militantisme, c’est prouver qu’il existe un lectorat de la langue amazighe, c’est prouver que “Ass-a, azekka, tamazight tella, tella - Aujourd’hui, demain la langue berbère existe, existera” n’est pas un slogan creux, vide de sens. Je re-lance mon défi à tous les militants et militantes qui ont scandé ce slogan… Ainsi beaucoup d’autres manuscrits verront le jour. Avant, souhaitons-le, que leurs auteurs ne décèdent. Le Printemps amazigh d’avril 80 a été provoqué à cause d’une conférence sur la poèsie amazighe ancienne, n’est-ce - pas ? un pouvoir bête et méchant a interdit cette conférence, d’accord… c’est la faute au FLN, aux arabo-baâthistes, d’accord… des milliers d’étudiants sont sortis pour manifester leur ras-le-bol contre cette injustice, cet outrage fait à l’encontre d’un écrivain, Mouloud Mammeri, en l’occurrence, et, d’une manière générale, à l’encontre de la culture d’expression amazighe, c’est bon… c’est juste… c’est héroïque… c’est historique… Mais, aujourd’hui, est-ce que ces mêmes milliers d’étudiants ou leurs enfants soutiendront un ouvrage de poésie en langue amazighe ? La question reste posée… en attendant, dans les librairies, il n’y a pas foule. Les émules de Mouloud Mammeri, quelques rares jeunes poètes qui parviennent à publier un petit recueil de poèsie, font du porte à porte pour proposer leurs ouvrages. Nous avons des romanciers et des romancières en langue amazighe dont les œuvres valent les classiques de la langue française : le "Prix Mouloud-Mammeri" décerné chaque année par l’association Agraw Adelsan Amazigh, en compte des dizaines dans son registre. Leurs œuvres méritent d’être publiées. Mais, trouveraient-elles lecteurs et lectrices ? Nous avons également des auteurs divers, en : essais, traductions, recherches, lexiques… Jusqu’à présent, les quelques ouvrages qui paraissent, le sont à compte d’auteur. Avant, les gens disaient : “Il n’y a pas d’écrivains en langue amazighe !” A présent, ce sont les écrivains qui disent : “Il n’y a pas de lecteurs de la langue amazighe !” C’est pour cela que j’ai lancé un défi : si nous pouvons trouver au moins mille lecteurs, toutes les œuvres littéraires en langue amazighe seront éditées et par moi et par d’autres éditeurs.

Je rêve, en tant qu’éditeur, au jour ou quelques dizaines, au moins, de lecteurs se bousculeront pour rencontrer un auteur de langue amazighe pour une dédicace. Mon rêve se réalisera-t-il un jour ?

Sans publications, il n’y a pas de langue au sens moderne du terme. Sans lecteurs, point de publications. “Il ne peut y avoir de poètes sans lecteurs, il ne peut y avoir de lecteurs sans école, il ne peut y avoir d’école sans Constitution.” C’est une évidence que j’ai rappelée dans le n°4 de ma publication, Abc amazigh, et en direct sur les ondes d’une chaîne de la Radio nationale, à la veille du vote sur la Constitution. Avant d’intégrer - espérons dans pas trop longtemps - le champ des préoccupations étatiques, ce qui serait tout à fait légitime, l’écriture, l’édition, l’apprentissage, la diffusion de notre langue reste du domaine exclusivement militant. Son avenir surtout.

Quels sont vos projets ?

Peut-on faire des projets dans un désert ? je voudrais bien, toujours dans le même but de retransmettre les messages contenus dans ABC amazigh, faire un troisième volume exclusivement en langue amazighe, un ouvrage qui contiendrait tous les textes littéraire et autres publiés auparavant en langue amazighe. Je pense surtout aux jeunes poétes et poétesses : ce serait, pour moi, une manière de leur rendre hommage... Avis aux associations dites de culture berbère et à ceux et celles qui font la tameghra (la fête) le 20 Avril, côté scène et côté public : la langue amazighe a besoin de vous.

Propos recueillis par Youcef Zirem, le 7 novembre 2006...

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